La nouvelle vague française et son chef de file, Jean-Luc Godard ont profondément influencé un grand nombre de réalisateurs américains depuis le milieu des années 60, de Francis Ford Coppola à Quentin Tarantino. Cette influence, ainsi que celle du néoréalisme italien et du cinéma d’art mondial en général est manifeste sur les plans idéologique et esthétique. Ce que l’on a baptisé le « nouvel Hollywood » caractérise une véritable révolution culturelle qui s’y est opérée, dont les principaux bénéficiaires en ont été les réalisateurs, qui se reconnaissaient plus dans le cinéma d’auteur européen que dans le cinéma classique Hollywoodien : c’est ainsi qu’ils s’affranchirent des diktats des studios et y prirent le pouvoir. Le nouvel Hollywood, inscrit dans la contre-culture, aborde des thèmes tabous de la société américaine (la violence, la guerre du vietnam, la sexualité…), exprime des positions anti-establishment (ex : Bonnie and Clyde d’Arthur Penn en 1967) et revisite librement les genres classiques du cinéma américain tels que le western ou le film noir. Durant cette période se sont révélés des réalisateurs aussi illustres que Martin Scorsese, Brian Palma ou Dennis Hopper.
S’attaquant à une approche bourgeoise de la représentation, Godard s’évertue à malmener l’illusion cinématographique, à en révéler les artifices, les processus, la construction tout en menant des expérimentations formelles ; cela se manifeste par les omniprésentes mises en abyme du média au moyen de procédés tels que gel de l’image, faux raccords (jump cut), séquences tournées caméra à l’épaule ; par les multiples références au cinéma à l’intérieur même des films, voire aux autres films du réalisateur. On mesure peu l’influence qu’a pu avoir l’écriture sonore de ces films sur le renouveau des pratiques de Hollywood. Or elle est d’autant plus forte qu’elle intervient à un moment où est mise à mal la hiérarchie rigide et le cloisonnement des métiers du son dans des grands studios aux conceptions vieillissantes et sur le point de se restructurer.
Comme nous l’avons vu dans les billets précédents de ce dossier, jusqu’aux années 60, la conception sonore des films américains était assez conservatrice. Jusque là, seuls une poignée de réalisateurs, tels Alfred Hitchcock ou Orson Welles étaient conscients du pouvoir du son et en position d’en explorer les possibilités d’écriture. Pour la plupart, les réalisateurs n’assistaient même pas au mixage de leurs propres films, retenus qu’ils étaient par leur engagement sur le film suivant ou parfois simplement désintéressés par ce qui était encore largement considéré comme une étape « technique ».
Pour la nouvelle génération de réalisateurs avides d’expérimentations, le passage d’un son « savoir-faire » à un son « artistique » nécessitait de s’affranchir de la rigidité de l’organisation du travail en vigueur à Hollywood. C’est notamment pour cette raison que Francis Ford Coppola créa à San Francisco en 1969 son propre studio intitulé American Zoetrope, qui produira, outre ses propres films, les premiers Georges Lucas (THX 1138, American Graffiti) ainsi que des films d’Akira Kurosawa, de Wim Wenders ou de sa propre fille Sofia (Lost in translation) pour ne citer qu’eux. Sa collaboration historique avec Walter Murch allait permettre de développer l’approche transversale du sound designer et d’inventer le concept de supervision sonore, s’exprimant tant sur les plans créatif, organisationnel que technique.
Comme le souligne William Whittington, dont je ne rappellerai jamais assez ce que ce dossier lui doit, le contexte narratif de la science fiction permettait de justifier plus facilement l’expérimentation sonore. Le jeune Georges Lucas et son compère Walter Murch trouveront dans les films de science-fiction de la nouvelle vague française matière à inspiration : Alphaville de Godard, La Jetée de Chris Marker ou encore Fahrenheit 451 de François Truffaut fourmillent d’audaces et de procédés propres à enrichir leur vocabulaire, à suggérer de nouvelles grilles de lecture et au final à faire évoluer les attentes du public dans le registre des rapports image/son.
Vers une indépendance croissante de la piste sonore vis-à-vis de l’image
L’autonomisation de la bande son par rapport à l’image, caractéristique des films de la nouvelle vague (notamment dans Alphaville sus-cité) trouve dans le cinéma américain un exemple caractéristique, à savoir le sus-mentionné THX1138. Walter Murch en témoigne :
« Je pourrais presque parler de la bande son de THX 1138 comme d’un « autre » film se déroulant parallèlement au film regardé. Elle posséde sa propre logique interne. Parfois l’unité avec l’image est restaurée, pour éclater un peu plus tard avant de revenir à nouveau.«
Le déroulement sonore n’est donc plus contraint d’obéir aux lois de la temporalité, de la perspective ou des éléments narratifs évoqués par l’image. Le son peut s’affranchir de cette dernière pour interagir de manière littéralement contrapuntique avec elle : image et son deviennent deux lignes de sens évoluant simultanément de manière libre, tout en se rencontrant ou se faisant écho suffisamment souvent pour préserver une conscience harmonique qui est ici équilibre du sens et de la perception audio-visuelle.
Du naturalisme au symbolisme
La liberté que prends le sonore vis-à-vis du réalisme s’exprime de bien des manières dans les films de la nouvelle vague. Elle est très caractéristique sur le plan des intensités et des enchaînements : changements erratiques de volume, non-respect des rapports d’intensité des sons entre eux en fonction des besoins narratifs… Les transitions sonores ne craignent pas d’être abruptes, tout comme les changements de perspective.
Les sons acousmatiques (c’est à dire dont l’origine ou la cause nous est cachée), prennent une place de plus en plus importante, tels les entrelacs de voix off dans différentes langues de La jetée ou les bips de l’ordinateur central d’Alphaville entendus ça et là tout au long du film. Cette nouvelle utilisation des sons renforce leur valeur symbolique : les battements cardiaques du prisonnier de La Jetée deviennent une métaphore de la torture, les bips d’Alpha 60 une allégorie de la surveillance généralisée, procédé que l’on retrouvera dans le THX 1138 de Georges Lucas.
Enfin, l’abandon du réalisme sonore et l’adoption de contextes narratifs fictionnels justifient le recours à des sons inouïs ainsi que les manipulations sonores sur la voix. La voix laryngée et entravée d’Alpha 60 trouvera un écho dans l’effet de flanging des voix des officiers de police de THX 1138. Le nouvel Hollywood poussera paradoxalement plus loin l’héritage de la musique concrète issu des studios de l’ORTF que ne le fera le cinéma français. Walter Murch s’approprie ses techniques pour les appliquer au cinéma : les hurlement des bolides de THX 1138 sont littéralement des cris humains saturés artificiellement par l’enregistrement analogique, préfigurant la manière dont Ben Burtt créera le son des Tie Fighters de Star Wars.
Le fait que la naissance du sound design ait eu lieu aux Etats-Unis et non en France tient – outre le tropisme pour la science-fiction et le fantastique des block-busters en devenir – à l’adoption et à l’appropriation quasi instantanée des nouvelles technologies sonores aux Etats-Unis, contrairement à l’Europe. Si la nouvelle vague française revendiquait une certaine désinvolture technique qu’elle allait jusqu’à théoriser, la nature davantage technophile des Américains a permis au sound design de prendre sa pleine mesure. Le multipistes, condition indispensable de la superposition d’effets sonores, le développement de la spatialisation avec le Dolby stéréo, les dispositifs d’enregistrements mobiles puis la synthèse sonore sont autant d’innovations qui ont favorisée l’émergence du sound design moderne, dont l’acte fondateur est sans doute Star Wars. Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que la suite de ce dossier sera consacrée à Ben Burtt, illustre sound designer à qui l’on doit tout un pan de notre culture sonore audiovisuelle, du vrombissement organique du sabre laser Jedi aux miaulements robotiques de Wall-E.
Vous pouvez imaginer que l’écriture de tels billets représente une certaine dépense de temps et d’énergie, qui est certes compensée par la gratification intellectuelle qu’elle me procure, mais qui ne vaut pas le retour de lecteurs attentifs. Autrement dit, vos commentaires, impressions, remarques, corrections sont plus que bienvenus ;-).
Adrien
février 20, 2013
Clair et parfaitement construit, bravo !
Alain MARCHAL
décembre 15, 2013
Si le design sonore consiste à réaliser et monter des effets sonores spéciaux, cet article contient quelques informations intéressantes.
Quant à parler d’un travail de composition au sens musical du terme, on ne trouvera ici nulle trace de conception d’ensemble telle qu’elle fut développée initialement (mais peu continuée) par Michel Fano, notamment dans les films d’Alain Robbe-Grillet. Je me permets de trouver cette omission pour le moins extravagante.
La « partition sonore », terme emprunté à Varèse (continuum sonore à épaisseur sémantique variable – c’est un peu difficile au premier abord, mais référons-nous à Eco et à la linguistique- est novatrice, bien plus que la fabrication de « sabres laser » ou de rugissements. Ceux-ci ne remettent jamais en cause les catégories paroles/bruits/musiques en honneur dans la narration bourgeoise. La subversion authentique s’attaque d’abord à la forme du discours.
Alain Marchal
Xavier Collet
décembre 16, 2013
Merci de souligner l’apport de Michel Fano. Cette série d’articles traite en effet de la fabrication d’objets sonores (que vous semblez dénigrer) pour le cinéma et pas tant les questions de la narration sonore ou de l’écriture sonore en général, auquel cas Fano n’aurait sans doute pas été la seule « omission extravagante ».
Par ailleurs, je trouve triste que tant d’intelligence et de culture que vous semblez manifester se double d’une certaine arrogance, faisant de l’auteur de ces articles un ignorant et ennemi bourgeois contre lequel il faudrait se montrer offensif et subversif.